Cesaria Evora à cœur ouvert sur Afreekara.com

A l’occasion de la semaine du Cap-Vert en France, qui s’est déroulée du 25 mai au 3 juin 2007 à Paris, c’est avec un plaisir non dissimulé que la rédaction Afrikara a pu interviewer une Cesaria Evora détendue dans un hôtel parisien. L’occasion pour nous de revenir sur une carrière atypique et brillante, dont le succès tardif, à mettre probablement sur le compte d’une voix unique, d’une trajectoire non moins unique prenant sa source dans un archipel à la musique encore inconnue il y a une dizaine d’années, s’est construit au gré de la persévérance et des rencontres. Rencontre fatidique, essentielle avec son «découvreur international», José Da Silva,directeur et fondateur de la maison de disques Lusafrica, qui en fit une star mondiale, mieux le porte drapeau des musiques du Cap-Vert son beau pays.
A cœur ouvert sur Afrikara.com, armée de son dernier album en date Rogamar(Lusafrica/BMG, 2006) à avoir dans toutes les bonnes discothèque, Cesaria Evora la Grammy Awards s’est livrée avec simplicité voire complicité à notre curiosité, votre curiosité. Une interview témoin du profond respect dû à son travail et à ce qu’elle représente de victoire … des pieds nus, le tout en chantant ! Une victoire que l’on ne saurait s’abstenir de rêver pour le Petit pays, qu’on aime beaucoup…
Comment pourriez-vous nous décrire la musique Capverdienne ?
- C’est une question difficile. La musique n’a pas de frontières ni de barrières. Vous savez, il y a beaucoup d’influences dans notre musique. Elle apparaît comme le reflet de l’histoire du Cap-Vert avec beaucoup de rapprochements avec l’Amérique du Sud et l’Afrique évidemment. On a nos particularités comme la langue qui reflète entre autres notre culture.
On évoque souvent la Morna et la Coladeira dans votre musique, …
La Morna est jouée sur une rythmique assez lente où il s’agit avant tout d’exprimer des sentiments. On y retrouve les thèmes de l’amour, de l’immigration…Elle fait la part belle aux histoires singulières avec un aspect poétique et mélancolique.
La Coladeira est une musique plus mouvementée, joyeuse. Elle évoque les plaisirs de la vie, les moments joyeux.
Comment expliquez-vous que votre musique soit passée de sonorités très électriques dans vos premières chansons à un son plus acoustiques par lequel on vous identifie désormais ?
Ma façon de chanter et les sonorités de ma voix s’accordent beaucoup mieux avec une musique acoustique. En fait, j’ai commencé à chanter avec des instruments acoustiques comme la guitare sèche…Mon premier album était trop électrifié, alors je suis revenu à ce qui me convient le mieux.
Ce changement a beaucoup influencé la musique Capverdienne dans son ensemble. Aujourd’hui, les instruments acoustiques y sont légion
Oui, c’est vrai qu’on apprécie beaucoup ce style musical, peut-être parce que les instruments électriques sont trop bruyants (rires). Nous préférons les sonorités plus douces.
On retrouve beaucoup de similitudes entre les musiques Capverdienne et Brésilienne. Peut-on y déceler une forme de parenté ?
C’est vrai que nous sommes très proches de la musique brésilienne: on a les mêmes instruments (cavaquinha, percussions). Par la couleur de peau, la langue, l’importance de la mer, le rapport à la colonisation et bien d’autres points encore, il y a beaucoup de mixité entre les cultures Capverdienne et Brésilienne, plus largement entre l’Afrique lusophone et l’Amérique du Sud.
Le monde Lusophone en général symbolise cette symbiose des continents, plus particulièrement en Afrique avec l’Angola par exemple ?
Effectivement, l’Angola et le Cap-Vert se ressemblent sous bien des aspects. A partir du moment où on fait tous partis du continent africain, c’est tout à fait logique.
Par rapport à vos débuts où vous évoluiez dans une chorale, comment s’est passé le changement d’environnement avec vos premiers concerts dans les bars ? Ce n’est pas vraiment la même chose…
Pour moi, c’est la même chose ! J’éprouve des sensations identiques à chanter dans un bar, un hall ou une église. Dans la chorale, je ne chantais pas toute seule et chacun avait son rôle, mais les sentiments ne changent pas. La seule chose qui change, c’est la voix qui vieillit avec l’âge (rires).
Et la première fois que vous êtes invitée au Portugal ? Vous y allez avec le fol espoir de lancer votre carrière en Europe ou sans pression particulière ?
J’y suis allée avec une association de femmes (l’OMCV) et je n’avais aucune ambition personnelle. Mes premiers albums n’avaient pas eu là bas un succès retentissant alors…Le véritable changement pour moi s’est effectivement opéré là-bas, mais seulement à partir de 1988. Financièrement, ma vie a complètement changé dès lors que José Da Silva est devenu mon manager. Comme quoi, le destin réserve parfois de belles surprises même dans des endroits où les premiers accueils furent décevants.
Vous avez gagné la reconnaissance internationale à partir de 1991 alors que vous atteigniez les 50 ans. Qu’est ce qui vous a motivé à continuer la chanson après les échecs douloureux de vos premiers albums ?
L’amour que j’éprouve pour mon pays a été déterminant. J’ai toujours eu un certain succès auprès du public Capverdien. On m’a souvent invité à venir chanter dans les bars, sur les navires, pour des anniversaires, au gouvernement. Les gens me motivaient et me motivent encore pour continuer.
Qu’est-ce qui a changé dans votre vie avec le succès de votre premier album en France réalisé sous le label Lusafrica ?
Je n’ai pas changé de comportement avec le succès. Seul mon rythme de vie a été bouleversé par les voyages et autres obligations diverses. Ce qui est bien, c’est que ça a permis d’ouvrir les portes pour d’autres artistes issus de mes terres. Le succès que j’ai eu au festival d’Angoulême a été le déclencheur avec le premier article qui est paru sur moi dans le journal «Libération». En réalité, j’étais déjà venu en France pour chanter au cours de fêtes Capverdiennes comme les mariages, mais c’est vraiment le festival d’Angoulême qui a été déterminant.
Vous avez changé de statut avec l’obtention d’un Grammy Award en 2004. Quelle a été votre réaction quand vous avez gagné ?
J’étais chez moi et c’est José Da Silva (ndlr: son manager, celui qui l’a «découverte» en 1987) qui m’a appelé à 8 heures du matin pour me l’annoncer. J’étais tellement contente que j’ai tourné trois fois autour de la table à manger ! Le numéro 6 est mon porte-bonheur désormais, puisque c’est seulement au bout de ma 6ème nomination que j’ai remporté ce prix. Toutes les récompenses que j’ai reçues dans ma carrière m’ont apporté énormément de bonheur.
Si vous aviez commencé plus tôt en France, ne pensez-vous que la reconnaissance internationale aurait été plus rapide ?
Je ne sais pas. Comme dit si bien le proverbe : «mieux vaut tard que jamais». L’espérance est la dernière à mourir.
Tout le prestige symbolisé par ce Grammy Award n’a-t-il pas déclenché des sollicitations particulières, des propositions de contrat ?
Je reste fidèle à José Da Silva et à Lusafrica. De toute façon, j’ai toujours eu des collaborations intéressantes même avant le Grammy. J’espère bien continuer à chanter avec de grands artistes. C’est un réel plaisir de l’avoir fait avec Compay Segundo, Salif Keita, Youssou N’Dour et tant d’autres.
Quels sont vos prochains challenges ? Des désirs particuliers pour l’avenir ?
Pas spécialement. Les choses arriveront d’elles-mêmes si elles doivent arriver. Je ne crois pas aux rêves mais plutôt au destin.
Etes-vous engagée dans des actions humanitaires ?
Je suis impliquée dans des actions contre la guerre, la faim et les drogues qui ne devraient pas exister. Il y a trop de guerres dans le monde et ça me désole au plus haut point. Les hommes n’arrivent pas à trouver pas le bon dialogue car ils ne s’écoutent pas. Chacun pense plus à son confort personnel avant de s’intéresser au bien du plus grand nombre. On a beau chanter la paix, ça n’a quasiment pas d’influence. Je suis également ambassadrice à la PAM(Programme alimentaire mondial), et j’aide certaines associations qui œuvrent pour les jeunes dans mon pays.
Peut-être alors faudrait-il que vous obteniez plus de pouvoir, de responsabilité politique ?
Non, rien de tout ça. Je m’implique volontiers quand j’en ai l’occasion dans des évènements humanitaires ou éducatifs, mais je ne me mêle pas de politique. Le Président Pedro Pires m’appelle souvent pour se tenir au courant de mon actualité ou pour parler de tout et de rien. Je ne vous cache pas que c’est un ami.
Vous avez composé quelques chansons qui témoignent de votre conscience africaine. Amilcar Cabral a fait de sa vie un combat pour la libération du continent. Peut-on déplorer un manque de reconnaissance eu égard à tout ce qu’il a accompli ?
Au Cap-Vert, nous avons des monuments à son effigie : institut, aéroport, lycée…Le jour de sa mort est un jour férié, ce qui fait qu’on se rappellera toujours de ce personnage hautement historique.
Que pensez-vous de l’évolution sociale et économique de votre pays ? Notamment, le tourisme qui a pris une importance majeure, avec ses bons et mauvais côtés…
Même si tout n’est pas parfait, nous avons besoin d’investisseurs étrangers pour donner du travail aux jeunes et améliorer nos conditions de vie. Les grosses richesses que sont notre climat et notre gastronomie sont un moteur économique important. Notre bien-être passera par là, sachant que nous ne disposons pas de ressources minières ou naturelles comme le charbon, le diamant ou l’or.
Si on vous donnait le choix entre plusieurs Grammy Awards et une belle villa aux Etats-Unis, ou de continuer à vivre au Cap-Vert sans ces reconnaissances ?
Je n’échangerai rien contre mon pays ! Je l’aime trop pour ça.
Vous avez derrière vous une longue carrière et une renommée internationale, pensez-vous à un après musique ?
Je suis actuellement en pleine négociation pour ma retraite (rires).
Qu’est-ce que nous pouvons vous souhaiter de meilleur pour la poursuite de votre carrière, hormis la santé bien sûr ?
La chose la plus importante, c’est la santé. Et un petit peu de sous pour vivre aussi (rires). En Espagne, un dicton dit qu’il faut la santé, l’argent et l’amour pour vivre heureux. De mon côté, je ne demande que la santé et l’argent. Je ne suis pas gourmande (rires).
Propos recueillis par Ze Belinga et Nelson Gomes Da Silva
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